Archéologie, linguistique, sémiotique, etc. : la pluridisciplinarité au service de la mémoire
L’Andra soutient plusieurs études afin d’identifier ou de mettre au point des supports et des systèmes de communication résistants et durables dans le temps. Une démarche de recherche qui mobilise de nombreuses disciplines scientifiques.
Du papier et de l’encre à l’épreuve du temps ?
Le papier est un matériau plus que deux fois millénaire dont certains des plus anciens fragments sont parvenus jusqu’à notre époque dans un état de conservation exceptionnel tandis que d’autres, plus récents, voire même contemporains, sont parfois déjà dans un état de dégradation avancée. En fonction des conditions d’humidité et de température de leur stockage, les documents imprimés deviennent, avec les années, de moins en moins lisibles ou s’effritent. Afin de conserver le plus longtemps possible les données archivées sur les centres de stockage, l’Andra étudie donc la bonne tenue des papiers et encres dans le temps.
« Pour la mémoire, nous utilisons un papier spécifique appelé papier permanent. Ce support, que l’on trouve dans le commerce, répond à des normes de composition. Mais pour mieux connaître sa durabilité dans le temps, nous avons entrepris des recherches depuis 2014 », explique Denise Ricard, ingénieure des matériaux organiques à l’Andra. Si le papier ordinaire finit par former des acides qui vont accélérer sa dégradation, le papier permanent, lui, intègre notamment une réserve alcaline qui va neutraliser ces acides.
Pour acquérir plus de connaissances sur ce support, une thèse a débuté en octobre 2020. « L’un des objectifs est de modéliser la durabilité du papier, mais aussi de comparer plusieurs marques de papiers permanents afin de vérifier si leur comportement est identique dans le temps, confie Denise Ricard. Second objectif : étudier la formulation de plusieurs encres vendues sur le marché et trouver la ou les plus stables vis-à-vis du vieillissement. » Car, contrairement au papier, les encres ne répondent à aucune norme et leur formulation évolue très vite en fonction des nouveaux produits proposés par les industriels.
Et quand le paysage aura changé ?
Outre la durabilité des documents d’archives, l’Andra s’interroge sur les moyens de maintenir la trace des centres de stockage dans le paysage à l’échelle plurimillénaire. L’Agence a ainsi entrepris des recherches en archéologie des paysages, en partenariat avec le laboratoire Loterr de l’université de Lorraine.
Dominique Harmand, professeur de géographie, et Vincent Ollive, géomorphologue, ont testé, en 2019, la mise en place de marqueurs spécifiques qui pourraient signifier la présence du site de Cigéo en Meuse/Haute-Marne. « Couramment, en archéologie, les sites sont découverts grâce à des pièces de monnaie, des tuiles… que l’on trouve dans les champs ou dans les forêts, explique Vincent Ollive. Nous avons donc déposé sur le site de Meuse/Haute-Marne des artefacts de différentes formes : cylindres, cubes, demi-sphères… teintés en bleu, rose, jaune… qui tranchent avec les formes et les couleurs de la nature. De cette manière, l’archéologue du futur pourra déduire qu’il y a forcément eu une présence humaine sur ce site. »
En céramique (plus précisément des géopolymères), ces objets pourront résister à de rudes conditions climatiques. Mais pour étudier leur comportement et l’interprétation que pourraient en faire nos très lointains descendants, les chercheurs vont désormais analyser les déplacements des artefacts et inviteront un groupe d’individus non informés pour observer leurs réactions et interrogations face à la présence de céramiques.
Et quand notre langue aura disparu ?
Puisque les langues sont conduites à fortement se transformer, voire à disparaître, l’Andra a entrepris, en parallèle, des études en sémiotique et linguistique. Dès 2015, et jusqu’en 2018, Florian Blanquer, alors doctorant du Centre de recherches sémiotiques (CeReS) de l’université de Limoges, a conduit une thèse « sur la recherche de signes compréhensibles sur des échelles de temps de plusieurs milliers d’années et sur le processus de transmission de ces signes ». Et pour lui, « seuls les signes iconiques paraissent envisageables, car leur signification est directement liée à ce qu’ils représentent, comme un avion pour représenter un aéroport ».
Dans son sillon, mais avec une approche graphique en plus, une résidence initiée par l’Andra et le Signe, Centre national d’art graphique de Chaumont, a permis à deux spécialistes de réfléchir sur les façons de communiquer la dangerosité des déchets radioactifs à l’échelle plurimillénaire. Entre octobre 2019 et mars 2020, Sébastien Noguera, designer graphique, et Charles Gautier, chercheur en sciences du langage, ont mené des recherches historiques et proposer les bases pour inventer une signalétique durablement compréhensible. « Selon nous, il faudra cumuler plusieurs signes et lettres existants, ainsi que des pasigraphies, des systèmes d’écriture utilisant des idéogrammes compréhensibles de tous », confie Sébastien Noguera.
Enfin, l’Andra soutient également le travail d’experts en sémiotique sonore. « Le son est un vecteur puissant de la mémoire chez l’espèce humaine, il fait écho à nos sensations, aux vibrations intérieures du corps », explique ainsi Paul Bloyer, chercheur dans ce domaine. Les expérimentations sonores réalisées durant sas thèse de doctorat ont par exemple montré que l’écoute de sons peut générer des interprétations partagées par des individus divers et pourrait confirmer qu’il existe une relation étroite entre la sensation provoquée par le son et l’information qui est comprise. « La consultation des neurosciences indique qu’il serait fertile de recourir à des formes musicales. De plus, il est possible de créer un message dont la structure restera inchangée pour conserver une forte identité, un squelette sonore », détaille le chercheur.
Tous ces éléments doivent permettre de créer un patrimoine mémoriel pérenne. Non pas un dispositif figé, mais plutôt des pistes de réflexion pour un projet par essence infini et en perpétuelle construction...