Comment prendre en compte le très long terme et le risque dans la décision publique ?
Le 22 septembre dernier à Paris, le Secrétariat général pour l'investissement (SGPI) et France Stratégie, en partenariat avec l’Andra et l’IGEDD(1), organisaient un colloque sur la prise en compte, dans la décision publique, du long terme et du risque en matière d'évaluation socio-économique.
Ce colloque a interrogé la pratique de l’évaluation socio-économique (voir ci-dessous) pour des projets au long cours. Objectif : éclairer les décideurs publics sur la considération des bénéfices sociétaux et économiques pour les projets d’investissements. « Les investissements publics façonnent à long terme le pays, souligne Gilles de Margerie commissaire général de France Stratégie. Le débat autour d’eux prend une tournure singulière au moment où l’ensemble des pays du monde, notamment au sein de l’Union européenne, doit consentir des efforts très particuliers d’investissements dans la perspective de la transition climatique. Ces sujets vont avoir des impacts considérables sur la vie quotidienne de nos concitoyens et sur l’allocation des ressources au niveau macro-économique. Cela rend plus importante que jamais l’évaluation socio-économique des grands projets d’investissement ».
L’évaluation socio-économique
Outil d’aide à la décision, l’évaluation socio-économique est imposée réglementairement aux porteurs de projets d’investissement financés par l’État ou par l’un de ses établissements afin d’apprécier leur valeur sociétale objectivée au regard de critères économiques, sociétaux et environnementaux.
De la prospective à la prise de décision
Le programme de conférences et de tables-rondes de la journée a permis aux 200 participants de se demander en quoi la prise en compte du très long terme implique de considérer des évolutions sociétales contrastées. Ce sujet soulève des questions éthiques et de responsabilité des générations présentes vis-à-vis des générations futures, mais ouvre également la réflexion sur les défis théoriques et pratiques et les limites de l’expertise économique devant l’incertitude ou encore la place et l’articulation de l’évaluation socio-économique dans le débat public.
Les évaluations socio-économiques dans le cadre des projets d’investissement publics concernent des domaines aussi variés que les transports et les mobilités, la culture, la justice ou encore la gestion des déchets radioactifs. Le colloque a ainsi permis de revenir sur l’évaluation socio-économique du projet de stockage géologique des déchets les plus radioactifs, Cigéo (voir encadré), qui ouvre une nouvelle voie à l’application de l'évaluation socio-économique pour les projets de très long terme et à forte incertitude.
(1) Inspection générale de l'Environnement et du Développement Durable
L’évaluation socio-économique de Cigéo
Réalisée dans le cadre du dossier de demande d’utilité publique (DUP), l’évaluation socio-économique de Cigéo est le fruit d’un travail de plus de trois ans, mené par l’Andra et un comité scientifique d’experts économistes mobilisé spécifiquement.
L’étude menée sur Cigéo est la première réalisée sur un projet de cette envergure et sur une durée pluriséculaire. Elle a consisté à modéliser puis comparer quatre options (de la réalisation de Cigéo telle que proposée par l’Andra jusqu’au report des premiers investissements avec ou non la recherche de solutions alternatives), évaluées selon deux scénarios d’évolution sociétale contrastés : une société prospère et stable (scénario OK) ; une société confrontée à une stagnation séculaire et à la fragilisation de ses institutions (scénario KO). Différents taux d’actualisation ont permis de rapporter les flux monétaires (coûts et bénéfices) à leur valeur actuelle pour prendre en compte le temps long.
Il en ressort que, dès lors qu’on considère la probabilité, même faible, d’un scénario KO, l’option de faire Cigéo est préférable. L’entreposage de longue durée, associé à des recherches sur d’autres alternatives, n’est économiquement plus favorable que dans le seul scénario OK, à condition de prendre un taux d’actualisation élevé, traduisant une faible attention portée aux générations futures, et la conviction qu’elles seront plus riches et plus développées pour s’occuper des déchets radioactifs. Le scénario OK ne pouvant pas être garanti sur le long terme, la réalisation de Cigéo peut donc être considérée comme une « assurance » pour mettre définitivement en sécurité les déchets les plus dangereux.
Retrouvez l'intervention d'Estelle Butty, chargée de mission études socio-économiques à l'Andra, sur l'évaluation socio-économique du projet Cigéo.
Le regard de Pierre-Marie Abadie, directeur général de l’Andra
Cigéo est un projet unique à plusieurs égards, d’abord parce qu’il s’inscrit dans une temporalité très longue ; ensuite parce qu’il recouvre des enjeux aussi nombreux que variés : scientifiques et techniques bien évidemment, mais aussi éthiques et philosophiques.
Mener une évaluation socio-économique sur le projet Cigéo s’avérait donc un exercice inédit pour la filière nucléaire comme pour les experts économistes, compte tenu de la nature du projet et de sa temporalité.
En effet, la temporalité de la gestion des déchets radioactifs dépasse l’horizon habituel des projets conventionnels sur quelques décennies. Dans le cas de Cigéo, l’échelle de temps à prendre en compte se devait de couvrir le fonctionnement du stockage, intervenant sur plus d’une centaine d’années, afin d’embrasser une échelle pluriséculaire.
Ce travail académique a permis d’examiner des questions théoriques et pratiques posées par la mise en œuvre sur le long terme des outils d’évaluation économique, mais aussi de tenter d’objectiver des arguments d’ordre plus éthiques mis en avant usuellement quand on parle de projets pluri-générationnels. Il en est ainsi de l’impératif éthique de ne pas léguer aux générations futures la charge des déchets radioactifs que nous avons produits. Comment alors objectiver l’enjeu éthique de cette responsabilité intergénérationnelle à travers l’évaluation socio-économique ?
À l’échelle de notre société, l’exercice a présenté d’importants défis méthodologiques. En effet, l’usage de taux d’actualisation(2) usuellement assez élevé peut justifier toutes les procrastinations puisqu’il implique que les générations futures seront plus riches que nous pour traiter le problème. Il serait alors économiquement, plus intéressant de repousser à plus tard la mise en œuvre d’une solution, comme le stockage géologique de déchets radioactifs, à plus forte raison quand on s’interroge sur les bénéfices à long terme de cette solution. Il faut donc élargir l’analyse : quelles options de gestion dans quelles sociétés futures ? Si les entreposages provisoires de déchets radioactifs sont sûrs dans la société actuelle, telle qu’on la connait, qu’en serait-il demain dans une société plus chaotique ?
Cela nous a conduits à nous demander quelle serait la société dans quelques centaines d’années : les générations futures seront-elles plus savantes ? plus riches ? quelles seront les institutions ? La réflexion a dépassé la cadre théorique de la gestion des déchets radioactifs pour explorer le champ de l’évolution de la société : d’une société prospère (OK) vers une société en stagnation séculaire (KO). Engagée il y a trois ans, cette réflexion a hélas été rattrapée par l’actualité : conséquences du changement climatique, crises géopolitiques, retour de la guerre en Europe ou crise sanitaire par exemple. Sans tomber dans une « collapsologie » déresponsabilisante et qui ne pousse pas à l’action, comment alors intégrer, dans l’analyse, la probabilité, même faible d’une société en déclin ?
L’exercice nous a montré que la question est moins de se demander s’il faut « faire » ou « ne pas faire » Cigéo, mais plutôt de s’interroger si le fait d’ « engager » la réalisation de Cigéo ferait sens ou non dans un monde incertain ? Les conclusions de l’évaluation socio-économique ont finalement montré que le projet constituait une forme d’« assurance » pour les générations futures (voir encadré ci-dessus).
De manière générale, la réflexion menée dans le cadre de l’évaluation socio-économique de Cigéo peut poser les bases de nouveaux questionnements et d’une approche méthodologique renouvelée pour la mise en œuvre des politiques publiques qui touchent des échelles pluri-générationnelles, comme celles en lien avec le changement climatique.
(2) Dans un calcul socio-économique, l’actualisation consiste à ramener à une date unique des grandeurs monétaires ou monétarisées qui s’échelonnent dans le temps.
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