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Yannick Rumpala : « La science-fiction est un laboratoire d’expérimentation du futur »

La science-fiction est aussi un moyen efficace de questionner notre présent. C’est tout l’enjeu des travaux de recherche de Yannick Rumpala, maître de conférences en science politique à l’université de Nice, spécialiste de la gouvernance environnementale. Depuis dix ans, il a fait de la science-fiction un objet d’étude en sciences sociales et politiques. Une perspective audacieuse qui suscite un intérêt croissant. À l’image de l’Andra, de plus en plus d’institutions ou d’entreprises convoquent la science-fiction pour interroger les usages futurs de leurs projets et susciter la réflexion. Loin de n’être que ludique, ce genre narratif constituerait un outil puissant pour penser le monde contemporain et engager une réflexion éthique et politique sur son évolution. Interview.

Comment la science-fiction s’est-elle immiscée dans votre travail en sciences sociales ?

Je lis de la science-fiction depuis l’adolescence. Je suis de cette « génération Stars Wars » qui s’en est pris « plein les mirettes » quand les films sont sortis. En 2007, des rencontres sur le thème « Sciences & fictions » ont vu le jour dans un petit village restauré de l’arrière-pays niçois. Ces « journées interdisciplinaires » faisaient se réunir universitaires, scientifiques et auteurs. N’ayant pas de talent particulier pour l’écriture de fiction, je me suis greffé à la réflexion en tant qu’amateur et chercheur. C’est à partir de là que je me suis mis à envisager plus sérieusement les liens entre la science politique et la science-fiction. À l’époque en France, les chercheurs en sciences sociales qui travaillaient sur la SF étaient encore très marginaux. En dehors d’une perspective littéraire, la science-fiction n’était d’ailleurs pas considérée comme un sujet d’étude légitime. Encore aujourd’hui, elle pâtit d’une image de « pas sérieux ». Même si les choses tendent à évoluer, le milieu universitaire, voire les milieux intellectuels dans leur ensemble, la considèrent souvent encore comme un genre mineur, un divertissement….

Ce n’est pas votre point de vue…

Non. Je pense même qu’il y a parfois plus à aller chercher dans la SF que dans la science politique qui finit par fonctionner de manière très routinisée, à tel point qu’elle n’arrive parfois plus à penser certains sujets, notamment le futur qui reste une question assez peu travaillée en sciences sociales. Aux États-Unis, les science fiction studies sont un champ d’études à part entière. Hélas, il y a toujours chez nous une espèce de suspicion… Parler du futur serait du registre de la boule de cristal. Je ne suis pas d’accord avec ce préjugé : non seulement il y a une légitimité à parler du futur, mais c’est très important de le faire ! Avant de s’engager dans des choix collectifs, il s’agit de réfléchir aux conséquences de nos choix…

En quoi la science-fiction peut-elle nous y aider ?

La science-fiction est un laboratoire d’expérimentation du futur. Elle peut introduire des manières de problématiser et de poser des questionnements inédits en sciences sociales. Le fait de décaler une action temporellement et spatialement peut nous conduire à envisager les choses différemment. C’est ce qu’on appelle la distanciation cognitive, et c’est ce que font les auteurs de science-fiction. Ils construisent des « laboratoires » fictionnels et en le faisant, ils nous incitent à prendre du recul… à envisager les conséquences de nos choix. Qu’est-ce qui changerait dans nos sociétés si telle ou telle technologie se développait ? C’est l’avantage des auteurs de SF : ils peuvent se permettre d’avoir des idées dérangeantes, décalées… Par ailleurs, on sent intuitivement que les cadres de réflexion avec lesquels nous fonctionnons au quotidien ne sont plus suffisants. Nous percevons un besoin d’aller chercher ailleurs des approches nouvelles.

C’est le pouvoir du « Et si… ? » ?

La science-fiction, une manière de réfléchir avant de nous engager dans des trajectoires technologiques

Exactement. Il y a une grande variété de mises en situations disponibles dans la science-fiction ; l’expérimentation fictive permet de tout tester ! À propos d’enjeux comme les nanotechnologies, les biotechnologies, le nucléaire, par exemple, c’est une manière de réfléchir avant de nous engager dans des trajectoires technologiques. En regardant à travers l’éprouvette de certains auteurs, la science-fiction nous invite à évaluer la manière dont la société pourrait évoluer. En ce sens, il y a une forme « d’éthique du futur » dans la science-fiction. Si l’humanité s’engage dans tel ou tel chemin, à quelles conséquences s’exposera-t-elle ? La science-fiction est un déclencheur de réflexivité. Tout le monde sait bien qu’il ne s’agit que de fiction, mais elle peut avoir une fonction d’alerte, de mise en garde. Libre ensuite à chacun de la percevoir comme une distraction ou comme le début d’une réflexion plus élaborée, voire d’une prise de conscience…

C’est apporter beaucoup de crédit à l’imaginaire…

Oui… Mais, attention, il y a malgré tout une contrainte qui pèse sur les auteurs : ils sont obligés de donner une cohérence à leurs mises en situation. La science-fiction n’est pas seulement un décor, c’est un décor qui doit tenir debout. Pour que l’intrigue fonctionne et que le récit avance, il faut que les éléments ainsi assemblés soient cohérents, relativement crédibles. Aujourd’hui, un auteur de SF ne peut décemment pas écrire quelque chose sans s’être documenté – les technologies évoluent tellement vite ! D’ailleurs certains auteurs l’avouent : ils sont parfois étonnés de s’apercevoir que ce qu’ils ont imaginé était déjà en train de se produire dans les laboratoires. Mais c’est vrai que dans ce vecteur que constitue la science-fiction, il y a une forme de crédit donné à la puissance de l’imaginaire, à l’inventivité, même si un auteur ou une autrice reste dépendant de son époque. L’imaginaire qu’il va retraduire dans son œuvre ne vient jamais de nulle part. Il est aussi le reflet des conditions sociales et historiques dans lesquelles l’auteur évolue.

Les déchets radioactifs apparaissent-ils dans les œuvres de science-fiction ?

Le film de science-fiction Godzilla (Japon, 1954) aborde la question de la radioactivité

Assez peu à ma connaissance. Si la radioactivité, les guerres atomiques ou les déchets chimiques ou biologiques dangereux sont présents dans la littérature, les déchets radioactifs, restent, à mon sens, un impensé de la SF. À l’époque où l’énergie atomique était parée de toutes les vertus, il est d’ailleurs surprenant que les auteurs de science-fiction ne se soient pas emparés de la question de savoir ce qu’on allait faire des déchets et des matières qui ont servi à produire cette énergie ! Raison de plus pour que les déchets radioactifs et leur devenir soient mis sur le devant de la scène, ce qui peut aussi être fait par la voie fictionnelle. Cela me paraît très important pour que le public puisse prendre conscience des enjeux de ce sujet dont les conséquences courent sur des durées très longues… La mise en scène fictionnelle n’a pas nécessairement pour vocation d’aider à se forger sa propre opinion, mais elle peut parfois y contribuer lorsque des choix collectifs lourds tendent à échapper à la délibération.

La science-fiction est rarement optimiste…

Oui, les univers de science-fiction sont plus fréquemment dystopiques, a fortiori dans la période récente. Cependant, un nouveau courant se développe actuellement, le Solarpunk, dans lequel les auteurs transposent dans leurs récits une forte sensibilité écologique et des modèles qui se veulent plus soutenables, plus respectueux de l’environnement. Ils mettent en scène la manière dont une société pourrait fonctionner sur la base d’énergies alternatives, durables, et dans le cadre d’organisations plus pacifiques à l’égard des populations. Il y a aussi de l’espoir dans la science-fiction !

 

 

Pour aller plus loin

  • À lire : Yannick Rumpala, Hors des décombres du monde – Écologie, science-fiction et éthique du futur, Champ Vallon, 2018.
  • À écouter : le témoignage de l’autrice canadienne de science-fiction Elisabeth Vonarburg dans le podcast 100 000 ans co-produit par l’Andra et Binge audio