Nos principes de décision publique à l’épreuve de la question des déchets radioactifs
Il y a quelques mois, le média Youmatter organisait avec l’Andra une conférence inédite sur le thème du long terme. Plusieurs experts avaient ainsi été réunis afin de débattre autour de la question suivante : Comment penser le long terme et les grands enjeux d’avenir ?
Afin d’approfondir le sujet en se basant sur l’angle de la décision publique, nous avons interviewé l’un des intervenants, Yannick Blanc, président de Futuribles International, le centre de réflexion et d’études prospectives.
Que pensez-vous du débat qui se joue actuellement sur la question de la gestion des déchets radioactifs ?
Le débat sur les déchets radioactifs est paradoxal. C’est un débat qui dure depuis très longtemps, qui fait partie du débat public depuis des décennies, et pourtant, la plus grande partie de l’opinion publique en méconnaît encore les enjeux réels.
Ce débat est en effet en partie “pollué” par la charge symbolique qui entoure l’industrie nucléaire. En France, comme ailleurs dans le monde, l’opposition au nucléaire s’est historiquement construite à partir de l’opposition à l’arme nucléaire. Aujourd’hui, toute cette symbolique autour du nucléaire, ces verrous qui entourent le débat sur le nucléaire, déteignent sur le débat sur les déchets radioactifs.
La deuxième source de blocage dans le débat sur les déchets radioactifs tient à notre rapport aux données scientifiques. Depuis la Révolution Française et le développement des grandes institutions politiques et scientifiques, la science était une forme majeure d’autorité. Dans l’histoire politique moderne, le politique pouvait donc s’adosser à cette autorité pour prendre des décisions. Mais aujourd’hui, les savoirs scientifiques n’ont plus d’autorité naturelle. Les données sont souvent contestées. Résultat, la relation entre politique et scientifique est de plus en plus instable et les données scientifiques ne conservent qu’une place fragile dans les débats publics.
Enfin le débat sur les déchets radioactifs a ceci de particulier qu’il engage le très long terme. D’un côté, il est le fruit de décisions prises dans le passé, par des gens qui ne sont pour la plupart plus là, et de l’autre, il nous engage sur des durées très longues, dans un futur qui concerne des gens qui ne sont pas encore nés. Cela crée beaucoup d’incertitude, et rend d’autant plus difficile la tenue d’un débat apaisé.
En quoi ce blocage interroge-t-il les mécanismes traditionnels de la décision publique ? En quoi questionne-t-il la posture traditionnelle du décideur ?
Le débat sur les déchets radioactifs illustre le fait que la démocratie d’aujourd’hui est plus complexe que celle d’hier. Là où un débat public pouvait, hier, reposer sur des mécanismes d’autorité établis, tels que la science et le politique, ce n’est plus possible aujourd’hui car ces autorités sont remises en cause. C’est notamment le cas lorsque les questions sont complexes, tant sur le plan technique que sur le plan social, et qu’elles affectent de nombreuses parties prenantes.
Cela démontre que la construction même des processus de décision est en jeu. L’époque où l’on pouvait prendre des décisions centralisées, en se basant uniquement sur une élite (politique, technique, économique) semble révolue. Désormais, il faut intégrer la consultation, la négociation, la mobilisation des citoyens. Leur donner une place dans le processus de décision, pour créer les conditions de la reconstruction de la confiance. Les questions complexes ne peuvent plus être débattues seulement dans les arènes de la démocratie représentative, et ce, notamment car les représentants suivent des postures qui leurs sont parfois dictées par autre chose que l’intérêt général : les partis, les groupes d’intérêt…
Dans le cas de la gestion des déchets radioactifs, la phase d’appropriation des données scientifiques par le grand public n’a pas eu pleinement lieu. Malgré l’organisation de plusieurs consultations, le débat est encore trop captif du sérail des décideurs, et lorsqu’il en sort, c’est pour être prisonnier de la dimension symbolique du débat sur l’énergie nucléaire ; avec les nombreux amalgames qui sont faits par ses opposants.
Alors comment surmonter ce blocage ? Comment faire émerger des processus de décision collectifs plus adaptés à cet enjeu si particulier qu’est la gestion des déchets radioactifs ?
Pour apaiser le débat sur les déchets radioactifs, il faudrait faire ce travail d’appropriation collective des enjeux. Une démarche d’ouverture est nécessaire : c’est un vrai défi pour nos démocraties de remettre les données scientifiques au cœur du débat, de les vérifier, de les mettre en perspective.
Le travail considérable et de très longue durée effectué par l’Andra sur la question du stockage des déchets radioactifs n’est pas assez mis en lumière à mon sens. Les conséquences possibles des alternatives au stockage géologique ou encore la façon dont s’est construit le choix de Cigéo, son cheminement, ne sont pas connus par le plus grand nombre. C’est notamment parce que la qualité du débat politique s’est dégradée avec les mass media.
Pour surmonter le blocage sur le débat des déchets radioactifs, nous disposons de plusieurs leviers. Le citoyen exige aujourd’hui d’avoir la possibilité d’agir. L’enjeu central de la démocratie n’est plus la représentation des opinions, mais l’articulation des capacités d’action. Pour favoriser l’action collective, il doit y avoir une continuité, la même lisibilité et la même accessibilité, aussi bien dans l’action que dans la prise de décision. Mesure d’impact, évaluation, transparence, sont aujourd’hui indispensables. La seule façon de mener à bien le débat sur la question des déchets est d’être lisible sur les termes de l’arbitrage. Il faut un moment où chacun peut comprendre les tenants et les aboutissants des choix, et que le cheminement de cette compréhension soit lisible et accessible.
En bref, redonner une dimension politique à l’élaboration de cette décision.
Finalement, comment construire une décision collective dans le cadre du débat sur la gestion des déchets radioactifs ?
Plusieurs lois et débats publics ont jalonné l’histoire de la gestion des déchets radioactifs ces dernières décennies. Des choix ont été faits par les décideurs entre plusieurs options, choix qu’il a fallu justifier auprès du public. Mais à l’aune des points de tension actuel, cet exercice d’éclairage et de clarification des choix doit être continuellement remis en avant et partagé collectivement. En vue des prochaines décisions, les parlementaires ont leur rôle à jouer pour poursuivre dans cette voie et y associer des citoyens. Reconstituer rigoureusement ce qui conduit à la situation d’aujourd’hui, en mobilisant du témoignage, de l’expertise, peut être une manière de reposer des bases saines au débat.
Cela permettrait d’objectiver, de faire une exploration rétrospective, en mobilisant les savoirs, ce qui prendra peut-être un peu de temps, mais c’est nécessaire pour construire une décision collective acceptable.