Chercheur de sons
Comment informer les générations futures de l’existence des centres de stockage des déchets radioactifs et conserver ces informations à des échelles de temps plurimillénaires ? Dans le cadre de son programme « Mémoire pour les générations futures », l’Andra étudie plusieurs pistes pour répondre à cette question. L’une d’entre elles : le son. C’est l’objet de la thèse de Paul Bloyer, chercheur en sémiotique sonore.
Alors que les centres de stockage de déchets radioactifs sont conçus pour rester sûrs, de manière passive, une fois fermés, l’Andra mène tout de même des actions pour conserver et transmettre la mémoire des stockages le plus longtemps possible. Le projet Cigéo, dont les déchets les plus radioactifs qui seront stockés ont une durée de vie de plusieurs centaines de milliers d’années, pose notamment la question de la mémoire à long terme : comment signaler la présence des déchets sur d’aussi longues périodes ? Comment communiquer ce message au-delà du temps, à des civilisations dont nous ne connaissons rien ? En quelle langue s’adresser à nos lointains descendants ?
Face à ces questions complexes, l’Andra a souhaité provoquer la réflexion de la société civile et de la communauté scientifique. En impliquant des spécialistes issus de différentes disciplines (archéologie des paysages, sciences des matériaux, linguistique…), l’Agence étudie la meilleure façon de transmettre des messages à des millénaires de distance. Elle soutient notamment deux projets de thèses réalisés au Centre de recherches sémiotiques (CeReS) de l’université de Limoges, partenaire de l’Agence. Paul Bloyer, doctorant en sémiotique prépare l’une d’elles(1) sur le son.
Pouvez-vous nous rappeler les enjeux de la transmission de la mémoire à long terme des centres de stockage des déchets radioactifs ?
Se souvenir sur plusieurs millénaires de la présence d’un centre de stockage comme Cigéo implique de trouver un moyen fiable de transmission des messages. Or, rien ne nous garantit que les langues et les symboles que nous utilisons aujourd’hui seront compréhensibles dans 100 000 ans. D’ailleurs, beaucoup de ces signes, notamment les langues, seront amenés à disparaître. Il faut donc chercher des solutions de communication qui puissent s’affranchir du temps, et donc des cultures et des conventions. C’est pourquoi un langage universel comme le son est une piste très intéressante…
Qu’est-ce que la sémiotique ? Et en quoi le son est-il un moyen efficace pour faire comprendre un message et le retenir ?
La sémiotique est l’étude des signes et de leurs significations. Elle cherche à définir comment le sens émerge, que ce soit celui d’un texte, d’une image, d’un objet ou d’un son. Le son est un vecteur puissant de la mémoire chez l’espèce humaine, il fait écho à nos sensations, aux vibrations intérieures du corps. On le remarque avec l’effet produit par la musique. C’est une piste très riche pour répondre à la question de la transmission de la mémoire des déchets radioactifs sur le long terme. Il est également intéressant en ce qu’il permet de transmettre du sens à propos d’une chose qui ne sera plus visible.
« Le son est un vecteur puissant de la mémoire chez l’espèce humaine, il fait écho aux vibrations intérieures du corps. »
Quelle est votre démarche de travail et quels résultats avez-vous obtenus ?
Il s’agit dans un premier temps de tester les réactions du public à l’écoute de différents sons. Deux séries de tests ont déjà été effectuées, d’abord auprès des visiteurs de la journée portes ouvertes du Centre de l’Andra en Meuse/Haute-Marne, en 2015, ainsi que des participants aux ateliers des groupes « mémoire » (cf. encadré). Le principe : leur faire écouter des sons variés puis les inviter à exprimer par des mots les émotions ressenties et les images qu’ils se sont représentées. Cette première expérience a permis de classer les sons par catégories puis de produire une nouvelle séquence. Cette dernière a ensuite été testée sur un public de seniors et de jeunes d’environ 18 ans. Trois sons spécifiques ont été ciblés pour transmettre un message directement en lien avec la réalité du stockage profond de déchets radioactifs : des notions d’énergie et de vibration, de présence invisible, de caractère souterrain. Les résultats ont été comparés et diffusés lors des comités de suivi avec l’Andra. Certaines perceptions ont été communes aux différents participants au test : une présence, une approche sans identification possible, un milieu sombre et clos.
« Trois sons spécifiques ont été ciblés pour transmettre un message directement en lien avec la réalité du stockage profond de déchets radioactifs : des notions d’énergie et de vibration, de présence invisible, de caractère souterrain. »
Quelles sont les pistes de travail à venir ?
Deux pistes sont envisagées : soit approfondir ces premiers résultats avec d’autres tests et élargir notre étude à des cultures très différentes, comme le Japon par exemple ; soit s’intéresser au contexte dans lequel le message est transmis et qui est susceptible d’influer sur sa perception, par exemple la distinction milieu urbain/rural. Dans ce vaste domaine, tout reste à explorer, notamment le lien avec les autres vecteurs de la mémoire. Comme le développe mon collègue Florian Blanquer(2) qui pilote l’autre thèse soutenue par l’Andra, on peut imaginer un mode de transmission qui combine à la fois des éléments sonores et visuels, ce qui ouvre le champ des possibles.
(1) Paul Bloyer, Gestion des déchets nucléaires et marquage sonore de site : modèles et outils conceptuels pour une signalétique pérenne. CeReS, université de Limoges
(2) F. Blanquer, Robustesse sémiotique et pérennité interprétative. La vie des signes à l’épreuve du temps long. CeReS, université de Limoges
Les groupes « mémoire »
Dans le cadre du programme « Mémoire pour les générations futures », trois groupes de travail – un pour chacun des centres de l’Andra, dans la Manche, dans l’Aube et en Meuse/Haute-Marne – ont été créés en 2012. Constitués de riverains, d’élus locaux, d’acteurs de la vie associative ainsi que d’anciens salariés des centres, ces groupes poursuivent le même objectif : réfléchir aux moyens de sauvegarde et de transmission de la mémoire des sites de stockage sur le long terme.
Ces groupes proposent et portent diverses initiatives au service de la mémoire : archivage des revues de presse des centres, recueil de témoignages d’anciens salariés et acteurs locaux, participation à l’appel à projets Art et mémoire, création de bande dessinée, etc.
La conservation de la mémoire : une règle de sûreté
La règle de sûreté de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) du 1er juin 1991 prévoit « la conservation de la mémoire du stockage, permettant de rendre extrêmement peu probable l'intrusion humaine dans la zone du stockage ».
Pour les stockages de surface, l’ASN prescrit 300 ans minimum après fermeture.
Pour le stockage profond (le projet Cigéo), dans une logique prudente, l’ASN considère qu’une perte de mémoire ne peut être exclue « raisonnablement au-delà de 500 ans… » (après fermeture). Mais concernant ce type de stockage, sa sûreté ne repose pas sur le fait que sa mémoire soit conservée.