Entre ombre et récit, histoire d’une transmission de mémoire
Comment les générations futures pourront-elles se souvenir de l’existence des centres de stockage de déchets radioactifs ? Comment transmettre cette mémoire sur une longue période, alors que la langue et l’écriture pourraient changer, tout comme les techniques de communication et d’information ?
C’est ce défi qu’a tenté de résoudre la graphiste et autrice Juliette Nier lors des cinq mois qu’elle a passé au Signe, le Centre national du graphisme de Chaumont (52), dans le cadre de la deuxième résidence « Prospectives graphiques », créée en partenariat avec l’Andra.
Quelle solution avez-vous explorée pour participer à l’émergence d’une mémoire collective sur le long terme ?
Quand on regarde plusieurs milliers d’années en arrière, on se rend compte que ce qui perdure, ce sont les mythologies, transmises oralement de génération en génération. Je me suis donc dit que pour transmettre la mémoire des centres de stockage de déchets radioactifs, il fallait adopter une méthode similaire : imaginer un récit expliquant de façon pédagogique ce que sont des déchets radioactifs, pourquoi ils sont dangereux et comment ils sont gérés ; puis favoriser sa transmission en mettant en forme ce récit à travers un théâtre d’ombres. Ainsi, en plus d’une édition qui garde trace du récit, l’idée est de le jouer devant un public, à l’aide d’objets pérennes. J’ai donc conçu 150 formes en inox, représentant soit des symboles (l’énergie, l’électricité, la radioactivité…), soit des choses concrètes (une centrale nucléaire, un colis de déchets…). Sur scène, pendant 25 minutes, avec deux autres artistes, Elisabetta Spaggiari et Philippine Brenac, nous les manipulons devant la lumière pour raconter une « technogonie » du nucléaire (techno- pour technique, -gonie pour genèse), et expliquer la raison d’être des centres de stockage de déchets radioactifs. Même si le cinéma, l’écriture et l’électricité venaient à disparaître, le récit graphique et analphabète que je propose pourra perdurer.
« Le récit graphique et analphabète que je propose pourra perdurer »
Pourquoi avoir postulé à cette résidence ?
Je travaillais déjà sur la transmission de la mémoire grâce à des récits par l’image. En 2018, à l’issue de mes études de design graphique aux Arts Décoratifs, j’avais rendu un projet sur la manière de créer de nouvelles formes d’écriture qui puissent raconter des faits d’actualité en utilisant des images fixes. J’ai ensuite travaillé avec le musée national de Damas, en Syrie, sur la transmission de son histoire et de son patrimoine, alors qu’il était menacé par la guerre. Dans les deux cas, il s’agissait de concevoir des objets et de les manipuler lors de performances-spectacles, pour expliquer et vulgariser des faits scientifiques ou historiques. Quand j’ai vu l’appel à candidatures du Centre national du graphisme de Chaumont, le Signe, j’ai très logiquement postulé !
Comment avez-vous vécu cette résidence ?
De mars à juillet 2022, on m’a laissé mener mes recherches très librement. Les équipes de l’Andra m’ont fait visiter leurs sites de stockage de déchets radioactifs, le laboratoire de recherche souterrain et m’ont donné accès à des archives. J’ai aussi pu me documenter auprès d’autres institutions concernées par la radioactivité : le musée Curie, le Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA)… Après cela, j’ai réalisé mes outils et j’ai eu plusieurs occasions de présenter le résultat de mon travail. Une performance a été organisée en septembre 2022 lors de la journée portes ouvertes du Centre Meuse/Haute-Marne de l’Andra, puis à son siège parisien.
Et maintenant ?
Deux représentations ont eu lieu fin 2022 dans un lieu de spectacles et de réflexions parisien, La Générale. Et d’autres sont prévus en 2023 dans des établissements scolaires. L’idée est bien de diffuser cette mythologie, pour l’ancrer dans la mémoire collective.
« Prospective graphique » : retour sur la saison 1
La résidence de Juliette Nier n’est pas la première organisée par le Signe et l’Andra. En 2020, une première édition de « Prospectives graphiques » avait eu lieu, avec pour thème « Comment signaler la présence des déchets radioactifs aux générations suivantes ? ». Les deux chercheurs et graphistes sélectionnés, Sébastien Noguera et Charles Gautier, avaient imaginé une signalétique universelle inscrite sur des supports pérennes. Le travail de Juliette Nier s’inscrit dans la continuité de leurs recherches.