La transmutation de déchets radioactifs par laser de haute puissance : le défi de Gérard Mourou
Prix Nobel de physique en 2018 et professeur émérite à l’École polytechnique, Gérard Mourou est un scientifique que rien n’arrête. Après avoir révolutionné la chirurgie ophtalmique avec l’invention d’une nouvelle technique laser, le physicien a lancé un projet scientifique aux allures de défi, propre aux chercheurs de cette renommée : la transmutation de déchets radioactifs par laser de haute puissance. L’Andra l’a rencontré pour en savoir plus.
Au sud de Paris, c’est sur le plateau de Saclay que nous rencontrons Gérard Mourou. Ici, à l’École polytechnique, le prix Nobel de physique travaille dans son laboratoire depuis de nombreuses années. Son enthousiasme reste intact lorsqu’il s’agit d’aborder la question des lasers. Ses recherches sur le sujet représentent le projet de toute une vie. « Pendant longtemps, la puissance des lasers était limitée, au risque de les détruire. Aux côtés de Donna Strickland, avec qui je partage le prix Nobel, nous avons inventé la technique du CPA (Chirped Pulse Amplification) : le laser émet une impulsion ultracourte que l’on va étirer d’un facteur colossal avant de l’amplifier. Grâce au CPA on peut produire des puissances considérables, de l’ordre du pétawatt (1015), sans détruire le laser. Cela représente l’équivalent de cent fois le réseau électrique mondial », explique Gérard Mourou.
Pour le physicien, cette nouvelle invention ouvre des perspectives dans plusieurs domaines, à commencer par la chirurgie ophtalmique. Une application qui s’est révélée à la suite d’un improbable concours de circonstances : « Un de mes étudiants était en train d’aligner le laser pour une expérience lorsqu’il a reçu l’impulsion dans l’œil. Nous sommes allés à l’hôpital où un interne a constaté que l’endommagement de la rétine était absolument parfait. Ce laser était le bistouri le plus propre possible. »
Un laser de haute puissance aux multiples applications ?
En augmentant encore la puissance d’impulsion du laser via la technique du CPA, Gérard Mourou entrevoit d’autres applications comme le nettoyage des débris spatiaux, mais surtout la transmutation d’éléments radioactifs contenus dans certains déchets parmi les plus radioactifs et à vie longue. Déjà étudiée en France depuis la loi de 1991 (loi Bataille) et dans le cadre de projets internationaux comme Myrrha (voir encadré), la transmutation vise à transformer les éléments radioactifs à vie longue en éléments radioactifs à vie plus courte. « La méthode reste quasi-identique, ce qui change avec le laser, c’est le point de départ : l’impulsion qui va générer un flux de protons et déclencher ensuite la réaction en chaîne avec une énergie suffisante », détaille le prix Nobel.
Sur le papier, la solution est prometteuse, mais encore au stade du laboratoire. Le passage à l’échelle industrielle, a fortiori dans un environnement nucléaire, est un processus long et complexe où les incertitudes demeurent : « Il faut faire la part des choses entre le délai où une preuve scientifique peut être apportée et la mise en œuvre industrielle », reconnaît Gérard Mourou. L’utilisation du laser pour traiter les déchets radioactifs nécessite en effet l’équipement adéquat couplé à un nouveau type de réacteurs de 4e génération, encore en phase d’étude : « Le problème des lasers, c’est leur efficacité et leur taux de répétition (leur fréquence, NDLR). C’est pourquoi nous travaillons sur un projet, ICAN, pour répondre à cela avec une architecture basée sur les fibres optiques. » Mais avant même de se projeter sur la transmutation des déchets radioactifs de haute activité (HA), une étape s’impose : la séparation des différents éléments radioactifs qui les composent. À ce jour, les recherches sur le sujet sont en cours.
Une solution complémentaire à Cigéo
La technique laser proposée par Gérard Mourou pose également la question de l’application pour les déchets les plus radioactifs déjà produits : 40 % des déchets HA le sont déjà aujourd’hui. Vitrifiés et conditionnés dans des colis en inox, ils sont prévus pour être stockés dans le centre de stockage géologique de l’Andra, Cigéo, au même titre que les déchets de moyenne activité à vie longue (MA-VL). « La transmutation de déchets radioactifs et le stockage Cigéo sont des solutions clairement complémentaires. C’est ce que j’aime beaucoup, il n’y a pas d’affrontement », souligne le physicien. Une complémentarité que l’Andra considère également puisque Cigéo est prévu pour prendre en compte ce type de percées technologiques. Le déploiement du stockage se caractérise d’ailleurs par sa progressivité, son adaptabilité et sa flexibilité.
Projet ambitieux autant que complexe, la transmutation des déchets radioactifs représente donc un travail au long cours pour Gérard Mourou : « Tout s’est précipité avec le Nobel mais c’est une idée que j’ai depuis longtemps. » Place donc à la recherche pour le physicien avec dans un coin de la tête l’idée de répondre aux attentes face au défi climatique actuel : « S’il n’y avait pas le problème des déchets dans le nucléaire, ce serait l’idéal », conclut-il.
De Myrrha aux lasers : décryptage des recherches sur la transmutation
Myrrha est le projet d'installation de recherche d’un réacteur nucléaire piloté par un accélérateur de particules et mené par le Centre d'étude de l'énergie nucléaire belge SCK•CEN. Il pourrait notamment permettre la transmutation d’éléments radioactifs contenus dans certains déchets parmi les plus radioactifs et à vie longue. Mais comment cela fonctionne ? L’explication est donnée sur le site du projet Myrrha : « L’accélérateur de particules projette des protons sur une cible et fait naître les neutrons qui entretiendront les réactions de fission dans le réacteur. » Dans ce processus, la transmutation est possible grâce à la vitesse des neutrons capables de casser les noyaux d’atomes radioactifs. Les produits de cette fission changent de nature et donc de durée de vie radioactive.
En conception depuis plusieurs dizaines d'années, le projet Myrrha a reçu son autorisation de construction en 2024 et pourrait être opérationnel à partir de 2038. Mais quelle alternative propose Gérard Mourou et son laser ? La méthode de transmutation est pratiquement identique si ce n’est la génération des protons initiaux. Le laser prend ici la place de l’accélérateur de particules. À haute intensité, il est en effet capable de produire un flux de neutrons. Une technique plus pratique et à moindre coût selon le physicien.