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Quel avenir pour les objets radioactifs historiques ?

Maître de conférences à l’université de Lille, Thomas Beaufils a soutenu un mémoire de master sur la conservation préventive des objets radioactifs historiques à l’université Paris 1-Panthéon-Sorbonne. Ce sujet original dans l’univers de la muséologie soulève bien des questions. Des instruments de travail de Marie Curie aux anciennes fontaines au radium utilisées dans les années 1950… Comment répertorier et conserver les objets radioactifs historiques ? Faut-il systématiquement les considérer comme des déchets ou les requalifier ? Si la loi en la matière est aujourd’hui inflexible, la valeur patrimoniale de certains objets mériterait, selon le chercheur, d’en repenser les principes de conservation. 

Etalon radioactif lors de la collecte d'objets radioactifs chez Hélène Langevin-Joliot

Dans un grenier, une cave ou parfois soigneusement oublié sous l’escalier, un particulier découvre un objet ancien. Et voilà que cet objet, dont on ignorait l’existence et la provenance, s’avère radioactif… Des histoires comme celles-là, Nicolas Benoit, responsable assainissement à l’Andra en a plein ses armoires. « Il y a une centaine d’années, le radium était utilisé dans tout un tas d’objets du quotidien. Il se voyait également doté de vertus curatives, parfois uniquement à des fins commerciales, explique-t-il, et pouvait être utilisé dans l’horlogerie ou la cosmétique (fontaines au radium, crèmes…). Ces “folles années” du radium se sont éteintes dans les années 1930-1940, mais elles ont laissé des traces, et l’on retrouve encore des objets au radium chez les particuliers. »

L’Andra, au titre de sa mission de service public, est chargée de leur prise en charge, et en collecte encore une centaine par an. Certains sont banals, mais d’autres sont les témoins de l’Histoire des sciences et de la radioactivité, comme cette armoire renfermant des objets radioactifs ayant appartenu à Marie Curie, collectée chez Hélène Langevin-Joliot, la petite fille de l’illustre scientifique. Pourtant, c’est aux centres industriels de l’Andra dans l’Aube qu’ils sont destinés, pour être stockés ou entreposés dans l’attente d’une solution définitive selon la nature de leur radioactivité... car d’objets radioactifs, ils deviennent des déchets radioactifs, ce que déplore parfois Renaud Huynh, directeur du musée Curie à Paris : « Certains objets à forte valeur historique disparaissent par simple mesure de précaution, et c’est irréversible… Un débat mériterait d’être mené sur ce sujet délicat et passionnant. » C’est justement tout l’enjeu du travail de recherche de Thomas Beaufils, « Gérer et conserver le patrimoine radioactif du musée Curie », mené en étroite collaboration avec le musée Curie. Interview.

 

Votre travail s’inscrit dans le cadre de la conservation préventive des objets historiques. En quoi consiste cette discipline ?

Réveil à aiguilles luminescentes au radium présenté au musée Curie. ©Sacha Lenormand/Musée Curie

La conservation préventive est une discipline de la muséologie. C’est la science ou l’art de conserver un objet selon des critères spécifiques afin qu’il puisse durer le plus longtemps possible. Transport, conditionnement, climat, protection contre les insectes et les micro-organismes, etc., on évalue toutes les causes extérieures qui pourraient l’endommager pour définir les mesures de conservation idéales. Il faut savoir qu’à chaque fois qu’on stocke des objets, qu’on les expose ou qu’on les touche, si on n’a pas une connaissance exacte de leur nature, on peut créer des dégradations irréversibles qui vont faire que, pour les générations futures, l’objet ne pourra plus être analysé par les chercheurs ou perdra de sa valeur et de son intérêt patrimonial, voire disparaîtra définitivement car trop endommagé. 

En l’occurrence, vous vous intéressez au « patrimoine radioactif », de quoi parle-t-on ? 

Il n’existe pas véritablement de définition de ce qu’est le patrimoine radioactif. Mon travail consistait justement à définir ce que cela signifie, en établissant toute une liste de ce qui pourrait être du registre du patrimoine radioactif historique. On trouve beaucoup d’objets radioactifs dans les musées, mais tous ne sont pas précieux. Certains objets se singularisent par le fait qu’ils sont hors du commun. Aujourd’hui en France, à partir du moment où un objet présente des traces de contamination par la radioactivité, il ne peut pas être considéré comme relevant du patrimoine historique, peu importe l’époque. Du point de vue de la loi, il est considéré comme un déchet à stocker dans les centres de l’Andra… Les collections aujourd’hui conservées dans les réserves du musée Curie m’intéressaient plus particulièrement. En quoi ce patrimoine est-il historique ? Faut-il le préserver ou l’abandonner ? Mon objectif était de définir en quoi certains objets radioactifs doivent être protégés et conditionnés selon des méthodes spécifiques afin de les présenter au public, plutôt que de les jeter systématiquement…

C’est le cœur de votre problématique…

Fils d'irridium utilisés en radiothérapie

Oui. Car si on se lance dans une opération de décontamination d’objets patrimoniaux ou si on retire les sources radioactives d’origine, ce qui arrive encore trop fréquemment, on se retrouve avec un objet qui n’a plus vraiment de sens en soi car privé de son intégrité et de sa valeur intrinsèquement historique. C’est un peu comme si on enlevait le moteur d’une voiture de collection présentée dans un musée. C’est le cas d’objets qui ont été manipulés par Marie Curie ou d’autres grands savants par exemple… Mon postulat, c’est qu’il est important de garder la nature radioactive de ces objets scientifiques historiques. La supprimer, c’est perdre leur caractère proprement unique et le témoignage de leurs conditions d’utilisation d’autrefois, de la manière dont ils étaient utilisés, touchés… La radioactivité dite historique, notamment créée, manipulée, utilisée par les fondateurs, a tendance à se raréfier. Ainsi si l’on supprimait la radioactivité de tous les objets radioactifs utilisés par Marie Curie encore existants, il ne resterait alors plus aucune trace physique et décelable de la particularité de son travail. 

Vous dites aussi que ce principe de précaution est une spécificité française…

Des pays comme le Japon, les États-Unis, la Suisse ou les Pays-Bas possèdent des objets radioactifs extrêmement précieux. Ils ont créé les conditions de stockage et de conservation pour les présenter au public en toute sécurité. En France, la législation oblige l’Andra à prendre en charge ces objets et à les envoyer dans ses centres définitivement, quel que soit leur degré d’intérêt patrimonial. Mais ce n’est pas systématique. Certains musées préfèrent cacher leurs collections radioactives de peur de s’en voir déposséder ou de les rendre publiques, d’autres les ont isolés dans des lieux spécifiques (coffres en plomb) sans jamais les exposer tant la législation pour les présenter au public est complexe, d’autres encore ne savent même pas qu’ils en possèdent et il n’est pas impossible que des agents soient contaminés ou irradiés, sans le savoir malheureusement.

Aujourd’hui, chez nous, quasiment aucun musée n’est capable de les récupérer dans de bonnes conditions, parce qu’il n’existe pas de lieu ou de procédure qui permettrait de les conserver correctement et d’assurer la radioprotection des visiteurs et des personnels des musées. Tout est à faire… à l’exception des collections de minéraux radioactifs, qui eux en revanche sont bien mieux considérés et conservés, mais très peu exposés en raison de leur nature. C’est une réflexion qu’a entamée le musée Curie, notamment sous la houlette de son responsable des collections Adrien Klapisz, et qu’il faut poursuivre.

C’est aussi une question technique et financière ?

Dessiccateur en verre utilisé par Marie Curie et devenu violet sous l’effet de la radioactivité. ©Thomas Beaufils

L’argent n’est pas le frein majeur. Quand on voit ce qui est dépensé pour le nucléaire aujourd’hui, des sommes considérables, et ce que coûteraient leur conservation et leur exposition en toute sécurité, une goutte d’eau face à ces montants, il n’y a pas débat. Les Néerlandais ont créé de telles réserves d’objets historiques radioactifs, et des lieux d’expositions spécifiques (vitrines spéciales, etc.) pour les présenter au public. Je dirai plutôt que les esprits ne sont pas encore assez éveillés à cette question-là qui reste aussi très liée, en France, au tabou de la radioactivité. À vouloir « cacher » la radioactivité – qui est pourtant un phénomène parfaitement naturel et auquel nous sommes confrontés quotidiennement, rappelons-le – on finit par créer beaucoup de peurs irrationnelles et de fantasmes…

Je plaide pour que le public ait une vision plus réelle de la radioactivité et cela passe notamment par des lieux d’exposition, de la sensibilisation et des réserves spécifiques. Il faut faire prendre conscience au public que la radioactivité dans le cadre du patrimoine historique est quelque chose de très rare et de très fragile, qu’il faut protéger, au même titre qu’un beau meuble Louis XIV ! C’est aussi en comprenant un phénomène qu’on crée les conditions de l’inventivité et des nouvelles découvertes et que l’on en aura moins peur. Nous en avons besoin pour le futur !

Au regard des constats que vous posez, quelles sont vos préconisations ?

Sensibiliser le public, mais aussi les conservateurs, les chargés de collections du point de vue de la santé d’abord, de la rareté de l’objet ensuite. Il faut que nous apprenions à conserver ces objets en toute sûreté, tout en veillant aux préceptes de la conservation préventive qui vise à maintenir intacte l’intégrité de l’objet. Il faudrait aussi faire un inventaire massif des objets radioactifs anciens, ce qui est très compliqué. Qui sait le nombre d’objets anciens encore ignorés dans les greniers des particuliers ou dans les réserves des musées ? Encore aujourd’hui, des documents ayant appartenu à Marie Curie refont surface… Il faut sensibiliser le public à la manipulation de ces objets – ce que fait l’Andra – afin qu’il s’en protège et, ce faisant, que notre patrimoine historique soit protégé. 

Il faut aussi ouvrir la discussion pour rendre acceptable ce risque et qu’une solution collective soit trouvée. C’est pourquoi j’appelle de mes vœux la création d’une commission scientifique spécifique pour traiter cette question. C’est aussi une question juridique complexe car deux droits s’opposent : celui de la santé, et celui du patrimoine… Mais il faut s’y confronter, car il est crucial, pour les générations futures, de créer dès aujourd’hui les bonnes conditions de conservation de ces objets. Il s’agit parfois de témoignages du passé qui n’existent nulle part ailleurs dans le monde et qui ont une valeur historique considérable, parce qu’ils furent à l’origine d’avancées et aussi malheureusement de destructions majeures. La radioactivité dite « historique » fait partie de l’histoire de l’humanité, elle doit être conservée et exposée.

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