Vous avez dit mémoire du futur ?
Historien et directeur de recherche au CNRS*, Denis Peschanski se penche depuis le début des années 2000 sur les vecteurs de la mémoire collective et individuelle. Il participe aussi à des travaux sur la mémoire du futur. Entretien.
En tant qu’historien, vous êtes notamment amené à travailler sur la notion de mémoire du futur. De quoi parle-t-on ?
Il y a d’abord un constat qui illustre le choc des temporalités : la mémoire est représentation du passé, mais peut l’être aussi du futur et ces deux représentations agissent sur le présent. Il y a ensuite la mémoire du futur construite dans le passé qui agit dans le présent. Prenons l’exemple du communisme en Russie. Il se fonde sur le futur utopique construit par les penseurs Marx et Engels, au milieu du XIXe siècle. Ils ont imaginé un futur… et, au XXe siècle, pendant la révolution bolchevique, leurs successeurs ont voulu mettre en œuvre la mémoire qu’ils avaient de ce futur. Ici la mémoire du futur, c’est donc le fait de se référer à l’anticipation qu’ont eue certains pour construire l’action présente. Il y a enfin – ambivalence liée au « du » qui peut être entendu comme un « dans » - la mémoire du futur peut être celle dans un futur donné et non dans le présent. On pourrait l’entendre alors comme le futur de la mémoire.
Ça, c’est le point de vue de l’historien. Du côté des neuroscientifiques, on constate par ailleurs que, dans le cerveau, les zones de la mémoire sont les mêmes que celle de l’anticipation. Quand on travaille comme moi sur l’histoire récente, à partir de témoignages, cela veut dire qu’il faut prendre en compte trois temporalités. Le témoin parle de son passé, il en fait le récit au présent et construit ce même récit en fonction de son horizon d’attente. Cet emboîtement des temporalités va conditionner le discours émis.
En troisième lieu, on peut aussi partir de l’ambivalence de l’expression « mémoire du futur ». Pour la gestion des déchets radioactifs par exemple, on comprend bien qu’on raisonne avec nos connaissances actuelles, et non avec les connaissances qu’on pourra avoir dans cent ans. Il faut donc le prendre en compte si l’on veut réfléchir à la construction d’une mémoire aujourd’hui et ne pas être emprisonné par ce présent. En un mot, la mémoire du futur, c’est la mémoire « dans » le futur.
Pour construire de manière collective cette mémoire du futur, quels outils et méthodes sont préconisées ?
Parmi les outils classiques de l’historien ou du sociologue, on trouve évidemment l’analyse des témoignages écrits et oraux. Et quand on aborde un récit, il faut toujours se demander en quoi il porte en lui la trace du passé, du présent et de l’avenir.
De plus, l’important quand on réfléchit sur la mémoire est de s’interroger sur ce qui va peser sur la mémoire et sur les vecteurs de la mémoire. Dans le cas d’une mémoire des stockages de déchets radioactifs par exemple, il faudra donc savoir qui va ou non porter le discours scientifique sur le sujet. Il faudra construire un narratif scientifique clair.
Enfin, la construction de la mémoire requiert de la transdisciplinarité. On ne pourra rien comprendre aux événements en restant dans la clôture disciplinaire. C’était le point de départ de mes réflexions sur la mémoire dans les années 2000. Il est impossible de comprendre pleinement ce qui se passe dans la mémoire collective si on ne prend pas en compte les dynamiques cérébrales de la mémoire, et, inversement, il est impossible de comprendre pleinement ce qui se passe dans le cerveau sans prendre en compte l’impact social.
La thématique des stockages de déchets radioactifs exige-t-elle une approche mémorielle singulière ?
La thématique n’est pas particulièrement singulière au regard de la mémoire. Mais, à la différence d’autres anticipations utopiques, elle est souvent entourée d’inquiétudes. Cette dimension-là doit donc être largement prise en compte pour ne pas bâtir une mémoire sur la peur. Car construire une mémoire d’un futur qui serait cataclysmique détruirait toute analyse raisonnée du présent. L’expertise scientifique doit donc être très fine mais aussi largement audible par un large public.
De plus, la thématique est singulière en ce sens que c’est une mémoire en construction. Ainsi la mémoire de la Seconde Guerre mondiale est vivace mais l’évènement lui-même est passé. Pour les stockages de déchets radioactifs, l’événement est en construction. Donc il faut en même temps penser la mémoire et l’événement en cours.
(*) Centre national de la recherche scientifique.
Directeur de recherche au CNRS, Denis Peschanski dirige l’équipement d’excellence MATRICE et codirige avec le neuroscientifique Francis Eustache, le Programme 13-Novembre.
Pour en savoir plus...
« Mémoire du futur et futur de la mémoire » in Francis Eustache et al., La mémoire au futur, Paris, Le Pommier et B2V, 2018.